Eric R.

Conseillé par (Libraire)
12 mai 2020

Décoiffant !

« La vie est plus difficile quand on a la peau noire plutôt que la peau blanche ». Cette affirmation banalisée mais terrible Chimamanda Ngozi ADICHIE lui donne toute sa signification « Americanah » Elle démontre comment la couleur de peau conditionne nos comportements aux États Unis. Et ailleurs. Magistral.

Et si tout avait commencé par des cheveux crépus ? Et si tout s'expliquait dans ces salons de nattage ? Ces salons où les femmes noires se font lisser, défriser leur coiffure pour ressembler aux femmes blanches.
C'est dans un de ces salons que débute le roman comme si le destin du personnage principal, Ifemelu, jeune nigériane partie étudier aux États Unis, était d'assumer progressivement sa chevelure désordonnée : « Les cheveux comme métaphore de la race » écrit elle. Race, ce mot laid, claquant comme une insulte est pourtant bien présent tout au long du livre, véritable fil rouge. Mot détestable mais juste. Choquant mais nécessaire. Comme un éclair dans nos consciences. Et, répété inlassablement, il dérange ce mot que la jeune Ifemelu utilise dans le blog qu'elle crée sur « les noirs américains par une Noire non américaine ».
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En débarquant de Lagos à Philadelphie, Ifemelu prend conscience pour la première fois de sa couleur de peau : « A mes camarades noirs non américains : en Amérique tu es noir chéri » » s'adresse t' elle sur le net. S'exilant, elle a quitté son amour de jeunesse, le magnifique Obinze, attiré lui aussi par l'Amérique des livres mais qui partira clandestinement à Londres d'où il sera expulsé menottes aux poignets vers son pays d'origine. Deux destins parallèles : durant quinze ans elle expérimentera la vie aux États Unis, sa condition d'étrangère à la peau noire et lui celle de l'immigrant clandestin, effrayé au quotidien par d'éventuels contrôles d'identité.

Que l'on ne s'y méprenne pas ce roman n'est pas cependant un manifeste politique. L'auteure a trop de talent pour tomber dans le piège. Cet énorme pavé dense de 520 pages est avant tout un roman qui raconte la construction d'une femme loin de ses racines, d'un homme qui cherche à s'extraire de sa condition. Un véritable roman d'aventures, un roman d'actualité en prise par exemple avec l'élection d'Obama, dont la lecture s’enchaîne avec aisance et envie. Si les pages du blog d'Ifemelu permettent à l'écrivaine de poser les véritables questions politiques sous des formes parfois faussement anodines, « quand vous mettez des sous- vêtements couleur chair ou utilisez des pansements couleur chair, savez vous à l'avance qu'ils ne seront pas assortis à la couleur de votre peau ?», le lecteur est emporté par un véritable torrent de séquences familiales, sociétales, politiques, intimes, aux multiples facettes et aux nombreuses entrées.

Sa vie partagée aujourd'hui entre la côte Est américaine et Lagos, Chimamanda Ngozi ADICHIE peut décrire à loisir, et avec humour, l'évolution d'une société nigériane cherchant sa voie économique et culturelle à travers le récit des soirées mondaines pontifiantes et ridicules, de nigérians coincés entre l'Afrique et les mœurs mal digérées d'une Europe idéalisée. Féroce avec l'inégalité raciale criante des États Unis elle n'est pas tendre non plus avec son pays d'origine maniant l'humour et l'ironie à travers des saynètes mordantes ou des portraits hilarants et percutants.

Ifemelu à travers toutes ces rencontres, suit ainsi son destin personnel marqué par sa couleur de peau, par sa revendication féministe mais aussi par sa relation avec les hommes de sa vie dans une société américaine qui la séduit et la repousse à la fois. Ce roman est donc aussi un superbe roman d'amour au dénouement patiemment attendu.

L'amour comme la coiffure, métaphores d'un livre d'une richesse gigantesque, où chaque lecteur embrassera des vies coincées entre le noir et le blanc, l'Afrique et l'Amérique, une démocratie stable et une démocratie à construire. Entre les cheveux frisés et les cheveux lisses. Un propos multiple et universel pour un grand livre .... en format de poche.

Eric

8,30
Conseillé par (Libraire)
28 avril 2020

A la Bastille !

Avec « 14 Juillet » Eric Vuillard nous invite à participer à l’assaut de la forteresse royale de 1789, mais aussi à des bastilles plus contemporaines. En rendant justice aux anonymes. Historiquement juste et politiquement subversif.

Ça crapahute. Ça chahute. Ça bouscule. Ça serre et ça crie. C'est bouillant et chaud. Les pieds claquent sur les pavés. On avance, on recule. C'est la foule. La foule s'appelle le peuple quand elle crie des revendications, quand elle demande, quand elle interpelle. Alors c'est bien dans le peuple que l'on avance avec Éric Vuillard vers une place où trône une forteresse impressionnante. On est le mardi 14 juillet 1789 et on approche de la Bastille. On ne sait pas encore ce que sera cette journée. Mais elle est déjà bien vivante.
Comme un reporter, le romancier nous emmène au cœur du processus de déflagration, d'abord avec la mise à sac de la maison Réveillon, fabricant richissime de papier peint fin avril 1789 comme une mise en bouche avant la grande journée révolutionnaire de l'été. Le romancier s'attache alors à personnaliser le « peuple », terme vague, global, sans âme et sans vie. On marche, on court, on hurle aux côtés de Lapie de Paris, de Melot de Malbrans, avec Naizet le forain qui cause avec Caulet de Landrecies. Tabouret a 20 ans, Tissars est âgé de 23 ans alors que Touvery en a 21, tout comme Tronchon. On côtoie aussi quelques femmes, qui sont des milliers dans la foule mais dont seuls de rares noms ont été conservés: Marie Choquier, Pauline Léon ou Marie Charpentier.

Vuillard n'hésite pas à énumérer presque in-extenso, les noms connus des participants, de ceux qui ne sont restés que quelques lettres sur un document administratif, ou ceux, très rares, qui comme le citoyen Rossignol deviendront par exemple dignitaire sous l’Empire. Ces énumérations ne sont pas vaines. C'est étrange en effet, comme avec ces précisions, la foule devient chair et sang, vivante et attachante. Les 98 morts officiels deviennent le citoyen François Rousseau dont l’épouse Marie Jeanne Bliard viendra reconnaître le corps quelques jours plus tard dans une scène magnifiquement décrite. Pour donner vie à Jean Falaise, cordonnier ou Rousseau, allumeur de réverbère (cela ne s'invente pas), Éric Vuillard a travaillé sur les archives de la Police, sur les compte-rendus de cette journée historique. Et il y a ajouté son style, lyrique et poétique, précis et généreux. On ne raconte pas la vie et la révolution avec platitude. On la crie, on la rudoie, on l’explose.

Par son talent de romancier, il nous restitue une vision cinématographique de l’événement, comme une caméra subjective plongée au cœur des femmes et des hommes en mouvement. Il nous emmène avec lui, chercher un message, sur un tout petit bout de papier, « une antisèche », qui sort par une petite meurtrière. Le bruit s’arrête. Toute action est suspendue. Arrêt sur image. On part derrière Ribaucourt qui va traverser tout le quartier en courant chercher chez un menuisier onze planches qui serviront d’échafaudage. Ainsi la petite histoire rencontre l’histoire des manuels non par exotisme mais par volonté de redonner la place qu’ils méritent aux hommes et aux femmes qui la créent.

Avec « 14 Juillet », nous ne sommes jamais loin de l’actualité. Par quelques allusions discrètes, anachroniques comme l’évocation de l’Intifada, l’auteur nous confirme toute la sympathie qu’il a pour ce peuple qui se rebelle:
« On devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres. Il faudrait de temps à autre, comme ça, sans le prévoir, tout foutre par dessus bord. Cela soulagerait ».

« Ah ça ira, ça ira » semble t’il clamer à sa façon, en mettant derrière le mot de « peuple » accaparé par tous les politiques, des êtres de chair et de sang, qui vivent et meurent. Et prennent leur destin en main.

Eric

Carnets de pêche et d'amour, 1977-2003

Le Livre de poche

9,20
Conseillé par (Libraire)
27 avril 2020

Un journal de la vie

Romancière mondialement connue, décédée en 2016, à l’âge de 96 ans, Benoîte Groult a écrit en Irlande, pendant un quart de siècle, un Journal estival qui raconte la vieillesse, la pêche, l’amour. Un Journal formidable de lucidité et de liberté.

C’est un rendez-vous annuel, comme un marquage du temps, une balise posée en mer d’Iroise, une balise dans une année de vie. Depuis Août 1977, Benoîte Groult et son compagnon Paul Guimard ont choisi de passer une partie de leurs étés en Irlande, dans le Kerry, où ils vont faire construire une maison offerte à la mer, passion du couple avec la littérature. C’est dans ce pays rude et austère que pendant 25 ans les deux écrivains vont vivre essentiellement leur mois d’août, dans « ce pays de gueux, cette nourriture de merde, cette mer perverse, ces cieux désespérants et si beaux ». Benoîte Groult va tenir pendant cette période un journal irlandais et un journal de pêche que sa fille Blandine de Caunes ressuscitent aujourd’hui pour notre plus grand bonheur.

Cette permanence de lieu et de temps, comme dans une tragédie grecque, est fascinante, écartant les vicissitudes des onze autres mois de l’année, marquant encore plus les égratignures du temps qui passe. Même lieu, même saison mais pourtant d’année en année les ridules qui marquent les yeux, la peau des bras qui se fane, rendent le séjour de plus en plus triste, difficile. Au long de ses 400 pages, l’écrivaine scrute son corps à l’aune des efforts qu’elle réalise pour pêcher, lever ses casiers, porter ces kilos de lieus et de bouquets qu’elle décompte journellement avec méticulosité, comme si ces pesées tangibles et mesurables constituaient un point d’ancrage à la vie et une source de sécurité contre le temps qui s’égrène. Dès les premières pages, cette hantise de la vieillesse et de la mort apparaissent, véritable fil rouge que les difficultés de la météo irlandaise accentuent. Pourtant Benoîte Groult est une battante:

« Il ne faut rien céder à la mort, sauf quand on cède tout. Tous les petits abandons et renoncements qui vous livrent par petits bouts au néant, je les combats ».

et c’est dans le renoncement de Paul qu’elle prend peur, Paul le « Pacha », dont Benoîte, féministe et surtout femme libre, redoute la descente vers la mort. Car Benoîte aime la vie et son activité incessante, sa pratique de la pêche quasi obsessionnelle, ne sont là que pour décrire cet acharnement à vivre. Et à aimer. Ce Journal est aussi un merveilleux livre d’amour. D’amour à son époux avec qui elle partage ses pêches, ses activités intellectuelles, ses souvenirs et qu’elle ne parviendra jamais à quitter. D’amour à Kurt, cet américain, peu cultivé, rencontré en 1945, qui pendant plus de 50 ans aimera l’auteure française avec une passion désespérée lui renvoyant par l’amour charnel, qu’il pratique à merveille, l’image de la jeunesse et de la vitalité.
« Les caresses sur les seins sont à elles seules une redécouverte des merveilleux chemins de l’amour ».
Dans un ménage à trois que l’Irlande accueille temporairement, Benoîte Groult dans des pages sublimes explique ses atermoiements, que seule la mort de Kurt, rompra. Lucide toujours, refusant l’allégorie de l’amour, aimant les relations physiques, soucieuse de n’abandonner aucun plaisir, Benoîte Groult se dresse comme une femme libre, une liberté qu’elle conquiert aussi par ses activités domestiques et familiales décuplées, par un appétit de saisir toutes les joies de la vie.

Pourtant au fil des années et des pages du Journal, la passion s’étiole, l’Irlande devient de plus en plus pluvieuse et insupportable. Benoîte plie légèrement, très légèrement, mais suffisamment pour qu’en 2002 la maison irlandaise soit vendue. Kurt est mort. Paul va mourir deux ans plus tard. Et « l’Irlande aurait ma peau si j’y restais ».

Malgré toute sa volonté, la vieillesse vainc peu à peu, inlassablement car « on ne meurt pas seulement de maladie, quand on vieillit, on meurt parce que le goût s’en va ». Et les quelques allusions combatives, et tragiquement prophétiques à l’égard de la maladie d’Alzheimer, qui emportera sa mère Nicole et sa soeur Flora, n’empêcheront pas la femme de Paul Guimard, d’y succomber aussi.

Eric

Roman

Seuil

19,00
Conseillé par (Libraire)
13 avril 2020

"PAPA" ou comment dire je t'aime

Peut on grandir quand on a été amputé de la moitié de l’amour familial nécessaire? Régis Jauffret tente de répondre à cette question avec honnêteté et courage. Un livre tendre et dur. Triste et gai. Magnifique.

« Pa » une syllabe simple que l’on prononce la bouche à peine entrouverte. Quand on la bisse, « Pa » « Pa » elle devient un des mots des plus doux de la langue française, un mot qui vous enveloppe de douceur, vous offre de merveilleux souvenirs. Sucré comme la barbe à papa. C’est lui qui figure seul sur la couverture du livre de Régis Jauffret bien qu’il n’apparaisse pour la première fois qu’à la page 147, et encore parce que son utilisation rend la phrase ainsi écrite « plus plaisante ». Trop difficile visiblement de donner ce nom à Alfred, un prénom qui marque la distance. Régis Jauffret aurait aimé Alfred, si il avait été son oncle, son cousin, son voisin, son ami. Mais pas son papa. Il faudra un petit film de 7 secondes aperçu à la télévision le 19 septembre 2018 pour qu’il puisse de nouveau tenter de s’intéresser à son géniteur. Sur ce document il découvre son père, le visage terrassé par la peur emmené par deux gestapistes marseillais pendant l’été 1943. Un choc véritable, une image inconnue de son père douze ans avant sa propre naissance. Un éclat de vie susceptible de modifier, de compléter des souvenirs. Et si son père avait été résistant. Et si son père avait été lâche et dénoncé des voisins sous la torture. Et si …. Alfred était un autre. Sept secondes pour ouvrir de nouvelles portes.

Par petites touches, les grandes explications, les tirades sentencieuses sont trop lourdes et trop douloureuses, l’écrivain va alors plonger dans ses souvenirs pour essayer de redessiner un homme autre que cet Alfred, transparent, médiocre, sourd à lui même et aux autres, dépressif, gavé de neuroleptiques, incapable de montrer de l’affection autrement qu’un contact charnel dans les bras serrés à la manière d’un ogre. Ce père assassin qui plante un couteau dans le corps de son fils en lui disant souvent « tu nous coûtes cher ». Existe t’il un autre Alfred, que celui figé définitivement dans la mémoire d’un enfant devenu homme?

Peut être pour voir le meilleur, faut il extraire d’abord le mauvais enfoui sous la pâte à modeler de la fiction et oublier que l’amour inextinguible et total de sa mère, qu’il n’appelle pourtant jamais « maman » mais Madeleine, n’est que la moitié de l’amour nécessaire à un enfant pour grandir et se construire. Par un effet littéraire normal, Jauffret concède que cet amour insuffisant, même inexistant du père, devient le seul objet du manque de sa vie alors qu’autour, l’existence lui a offert beaucoup de joies. Le temps d’un livre ce manque d’amour devient exclusif, mais il aura fallu soixante cinq ans pour l’écrire et tenter de l’extirper. Et l’écrivain de s’interroger sur son choix de choisir la fiction du romancier pour contourner sa blessure originelle, comme un refuge des sentiments.

Les mots sont durs, terribles souvent, un exutoire à la souffrance d’un père qui ne sut jamais se mettre à quatre pattes pour jouer aux petites voitures avec son fils ou l’emmener faire du ski à Morzine avec lui. Par le biais d’une voix off, comme la voix d’une conscience étrangère, des phrases atténuent, posent les questions, permettant de prendre une distance nécessaire. Elle autorise même parfois une douce ironie, un brin d’humour pour polir les mots quand ceux ci deviennent trop abrupts. Une forme de retenue qui oblige à se tenir droit et à ne pas sombrer dans le règlement de compte.

Souvenirs réels, faits reconstitués, Jauffret prend tout pour reconstruire une vie et faire qu’elle soit dotée quand même d’un peu d’amour, de tendresse car « écrire sur son passé peut servir à ressusciter des moments de bonheur ». Il aura suffi de sept secondes d’un documentaire pour sortir de l’oubli Alfred. Et que la littérature, qui peut tout, prenne le relais. « Je n’ai peut-être écrit tout au long de ma vie que le livre sans fin de tout ce que nous ne nous sommes jamais dit. ». Deux syllabes toujours tues: « Papa ». Une autre manière de dire « Je t’aime ».

Eric

Conseillé par (Libraire)
3 avril 2020

La richesse de la solitude

Il y a dix ans Sylvain Tesson se confinait volontairement pendant six mois dans une cabane en Sibérie. Lire ou relire son journal quotidien prend une valeur supplémentaire en cette période. Mais pas seulement, tellement ce texte magnifique ouvre des perspectives sur nos vies.

28 février, cela fait 13 jours que Sylvain Tesson s’est volontairement confiné dans une isba de bois, loin de tout, sur les bords du lac Baïkal. Il tient son journal et écrit:
« (…) Ce n’est pas rien d’être grains de poussière en ce monde.
Voilà que je m’intéresse à la poussière. Le mois de mars va être long ».

C’est le genre de sentence, encore plus pertinente en période de confinement généralisé, qui m’a fait entrer définitivement dans l’univers de Sylvain Tesson. Et pourtant ce n’était pas gagné. J’avais commencé par « Sur les chemins noirs », séduit par les critiques, les prix, la « reconstruction » d’un homme passé près de la mort. Et puis les premières pages m’avaient vite rebuté, encore un récit de voyage au jour le jour, une traversée de la France. Rédacteur en chef d’une revue de cyclotourisme j’en avais soupé des bivouacs de pèlerins à vélo refaisant le monde, parce qu’ils dormaient le soir sous la tente, interrogeant les étoiles sur leur destinée. J’avais donc posé mon sac dès les premières pages, laissant l’écrivain monter seul vers la Manche.

Et puis il y’eut Vincent Munier, déjà découvert avec « Arctique » et qui publiait un nouvel ouvrage sur le Tibet. A côté de ces photos, gravées pour toujours dans ma mémoire, de petits textes, des aphorismes, des pensées magnifiques. De pures merveilles, des petits bijoux d’intelligence et de réflexion. Et un livre intitulé simplement « La Panthère des Neiges ». Le tout signé de Sylvain Tesson. Alors j’ai repris mon sac à dos, l’esprit plus ouvert, oubliant le récit de voyage. Et j’ai remonté les Chemins Noirs, faisant route en sens inverse. Et j’ai découvert une prose magnifique, des considérations philosophiques, historiques, géographiques dont on voudrait retenir tous les termes. Je remontai le temps à rebrousse poil et entamai après ce 17 mars 2020, la lecture de « Dans les forêts de Sibérie », un ouvrage en écho avec la situation actuelle. Une différence cependant, mais de taille: Tesson se confine volontairement pendant six mois loin de toute vie humaine par moins 35 degrés sans autre ambition que de réfléchir: « Assez tôt, j’ai compris que je n’allais pas pouvoir faire grand-chose pour changer le monde. Je me suis promis alors de m’installer quelque temps, seul, dans une cabane. Dans les forêts de Sibérie ».

Une des forces majeures de ce journal réside dans cette modestie et l’absence de leçons clamées à tout vent au monde. Tesson raconte ses gestes, sa vie, ses activités limitées à l’observation, la marche, la survie, la réflexion mais il refuse à tout moment de donner des leçons, d’inciter à un retour à la nature. Il ne croit plus aux injonctions collectives (il est vrai que la proximité du goulag fait réfléchir), il ne propose pas un cours d’écologie ou un modèle de vie. Lucide il précise que la décroissance nécessiterait l’impossible venue d’un despote éclairé tant la nature humaine est imparfaite. Il pense et vit pour lui même et si ses pensées peuvent être utiles à d’autres tant mieux. Sinon tant pis.

Ce journal est donc riche. Riche de descriptions de la nature, riche d’aphorismes, riche de pensées originales. A sa manière c’est une forme de sagesse qui transparait mais une sagesse individuelle, intérieure. La joie d’être réveillé chaque matin par les mésanges qui frappent à la fenêtre, ou d’entendre les craquements du lac sous l’effet du dégel suffisent souvent à dompter le temps, ce temps que l’on cherche à fuir dans les agglomérations:  « L'homme libre possède le temps. L'homme qui maîtrise l'espace est simplement puissant. En ville, les minutes, les heures, les années nous échappent. Elles coulent de la plaie du temps blessé. Dans la cabane, le temps se calme. Il se couche à vos pieds en vieux chien gentil et, soudain, on ne sait même plus qu'il est là. Je suis libre parce que mes jours le sont ». Il faut donc prendre son temps pour lire cet ouvrage, savourer chaque mot, chaque pensée. Réfléchir.

On ne saurait réduire ce livre à des aphorismes, surtout pas, et ne manque jamais l’heureuse distance ironique que produit le fait de se regarder le nombril. L’humour est omniprésent pour rappeler notre impuissance à vouloir appréhender le monde.

J’ai écrit dans ma tête, cette modeste chronique en désherbant les pieds d’une haie. En coupant le lierre envahissant, je me suis demandé si j’arrêtais la vie ou si je la multipliais par deux en scindant les racines et aussi si … Malheureusement je n’ai pas le talent de Sylvain Tesson pour pousser plus loin la réflexion et transformer une simple constatation en aphorisme inoubliable.
Mais en regardant les mètres de haie qui me restent à désherber en solitaire, avec mes seules mains et ma pensée (même réduite et limitée), je me dis que finalement le mois d’avril ne sera pas aussi long que prévu.

Eric