L'ordre du jour

Edlef Köppen

Tallandier

  • Conseillé par
    20 juin 2010

    L’ordre du jour paru en 1930 mais interdit par les nazis dès 33, est le récit en grande partie autobiographique d’un engagé volontaire allemand lors de la première guerre mondiale. On le verse dans l’artillerie : d’abord simple canonnier, il sera nommé lieutenant et attaché à l’état major de son régiment à la fin de la guerre. La seule raison pour laquelle il a grimpé les échelons est qu’il a survécu. Dans cette guerre, être un héros ne requiert pas de courage particulier, il faut juste survivre, encore et encore. L’ordre du jour ce sont donc les journées d’un simple soldat, l’attente, la routine, et puis l’enfer qui se déchaîne.

    Koppen restitue avec une économie de moyen remarquable le déchaînement des batteries, le feu roulant de l’ennemi invisible, les obus qui labourent la terre jusqu’aux corps enfouies dans la boue, les pièces déchiquetés avec leurs servants, s’insinuant brièvement dans l’esprit affolé de son double où la pensée est lâchée, incapable de suivre le cauchemar dans lequel elle est prise. Et puis ces absurdes morceaux de tranquillité, ces minces blocs de quiétude, une permission, des civils moqueurs, une promenade en barque avec une française, un village qui couvre les rues de fleurs sûr de sa libération prochaine, ou bien un cessez le feu : des soldats russes et allemands qui quittent leur tranchées pour s’échanger du savon et des cigarettes, se sentir un peu humain. L’horreur est cantonné aux tranchées, au point que l’on se demande ce qui a pût se passer dans l’entre deux guerres dans les mentalités pour que ces êtres humains respectueux soient étouffés par la haine. Et Koppen apporte sa réponse, sans le savoir il annonce une autre barbarie. Son œuvre est le résultat d’une collecte d’informations, de collages de bribes épars témoignant du déroulement de la guerre à l’arrière, entre deux boucheries, entre deux obus qui tombent, il cite les communiqués de la censure ou du commandement, plus loin c’est une réclame pour un livre de spiritisme, ou un menu de restaurant. Il accumule les témoignages, d’une folie qui gangrène les esprits et sème l’idée de l’invincibilité allemande dans la population, empilant des couches de vérité et de mensonges jusqu’à ce que le décalage soit tel qu’on se surprenne à sourire incrédules devant l’absurdité d’une guerre que personne ne cherche même plus à justifier. Koppen semble deviner dans cette censure monstrueuse les germes de ressentiment qui ont laissé éclore le nazisme. A l’état d’esprit du soldat captif dans son trou, à moitié noyé par la pluie, sous les rafales des aviateurs et le rideau d’obus adverses qui s’écrase autour de lui, succède un point de vue élargie par le hasard : le survivant est sorti de son trou, il dissèque les cartes d’état major, il planifie les attaques, coordonne les mouvements de troupe, sa responsabilité dans ce carnage grandissant au fur et à mesure que son incapacité à saisir la terreur au loin s’impose à lui, entraîné à la périphérie d’un mouvement qui le projette dans une ronde folle : il est parmi des officiers, ils écoutent des disques à l’envers, dansent et gueulent en pyjama, un chapeau de papier enfoncé sur le crâne pour le carnaval. Il est plus seul encore à l’arrière qu’au fond de son trou, plus pacifiste que jamais, et plus impuissant encore à le dire. Je ne crois pas qu’il existe un plus grand livre sur la première guerre mondiale, il lui faudrait s’élever bien haut, à la hauteur des plus grands chefs d’œuvres, pour pouvoir rivaliser avec L’ordre du jour.