Jack Twiller

Je suis tombé un jour sur un texte écrit par un obscur poète contemporain, je n'ai jamais trouvé mieux pour décrire mon rapport aux livres :

"Le jour où ma sœur m’a dit qu’elle ne lisait jamais, eh bien je lui ai dit non pas qu’elle manquait l’occasion de se constituer une culture, mais je lui ai dit qu’elle se vautrait littéralement, qu’elle se vautrait dans la vie sociale et dans le salariat et qu’elle se détournait de sa vie à soi, personnelle, solitaire, que représente bien, quoi qu’on en dise, l’acte de lire."

Barême :

***** : chef d'oeuvre (biblio idéale)
**** : grand livre
*** : bon livre
** : livre correct
* : sans intérêt
° : mauvais

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26 juillet 2010

Un sculpteur tombe amoureux de la fille aînée d’un intellectuel, il retrouvera finalement la sœur de celle-ci à New York, des années après la guerre, après Dresde. Il a vu des gens prendre feu, des corps fondre, un gardien de zoo aveuglé lui confie son fusil, il abat les animaux, les carnivores, et puis les autres, peut être parce qu’ils n’ont pas à souffrir de la folie des hommes.

Il perd celle qu’il aime, enceinte. Il renonce à la parole, petit à petit les mots disparaissent, il n’en reste plus qu’un seul, Moi, un mot comme un acte d’accusation. Et puis c’est le silence. L’écriture le tire de son mutisme, sur ses paumes sont inscrits Oui et Non, il ne se sépare pas de ses cahiers, il les feuillette pour trouver la bonne réplique, et toujours, pour commencer : Je ne parle pas. Pardon. On devine les mots qui se bousculent sur le palais, le refus de parler, le besoin de s’excuser, pardon d’avoir survécu, Moi. Quelque chose c’est brisé sur les ruines de Dresde, un champ où la peur a éclot : perdre encore, une femme, un fils.
Il va aimer la sœur cadette. Ils se ménagent dans leur appartement des lieux rien, où chacun n’a pas à prétendre et peut se soustraire à l’autre, au mensonge que constitue leur union, scellée par une morte. Peu à peu les lieux riens envahissent l’appartement, les lieux quelque chose reculent. Il lui offre une machine à écrire pour qu’elle raconte sa vie. On s’introduit entre les deux sœurs, la morte aimée et la survivante plus ombre que l’autre encore. L’enfance s’étale, surprise par la guerre. Et puis elle aussi tombe enceinte. Il a peur, il part. Pendant quarante ans il écrit des milliers de lettres à son fils, il ne les envoie jamais, seulement les enveloppes.
Son fils tenait la bijouterie familiale à New York, il était bon et c’était le meilleur des pères. Il est mort dans les Tours. Oskar a 9 ans, l’école les a renvoyé chez eux ce jour là, il est seul dans l’appartement, le téléphone sonne, il ne décroche pas, il ne peut pas lui dire au revoir. Son père laisse 5 messages. Oskar emporte le téléphone, il en achète un identique et réenregistre la messagerie d’accueil. Il ne veut pas que sa mère sache. Deux ans après il lui en veut, de rire dans le salon, de ne pas pleurer. On est dans le cerveau meurtri d’un enfant, on occulte avec lui certains faits, on se ligue avec lui contre la mère, contre le reste du monde. Tout parait tellement évident, si rigoureusement posé, que l'on sait, sans trop se l'avouer, nous qui ne sommes plus enfants, que la vérité est autre. Oskar est un génie, il invente des centaines de machines improbables, il joue Hamlet, il écrit des lettres à son héros, Stephen Hawking. Comme son homonyme chez Grass, il trimballe avec lui un tambour. Il ne veut pas non plus grandir, ce serait faire son deuil, définitivement. Impossible, il n’a pas pu décrocher le téléphone, il doit savoir comment est mort son père. Une clef trouvée dans un vase, et un nom, Black, le lancent sur une piste. Tous les samedi il s’aventure dans New York à la recherche de tous les Black qui y habitent pour leur demander des renseignements sur cette clef. Il rencontre des gens merveilleux, 1000 dollars, mais sans jamais déboucher sur un indice tangible, semelles de plomb. Extrêmement fort est la tristesse, la perte d’un père, ou celle d’un fils, incroyablement près est l’espace dérisoire qu’occupe le silence, entre les mots que l’on cache et le cœur qui palpite de honte et d’amour. C'est certainement l'un des livres les plus bouleversant que j'ai pu lire.

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23 juillet 2010

Arturo Bandini a 20ans, il végète dans un petit hôtel de Los Angeles à flanc de colline en attendant la gloire promise par ses débuts fracassant, sa première nouvelle publiée il y a 5 mois par le grand Hackmuth, à la fois éditeur, correspondant et objet d’une vénération sans bornes.

Seul devant une page qui reste obstinément blanche, il ressent son manque d’expérience de la vie, et des femmes surtout, comme un obstacle à sa créativité. Sa rencontre avec une serveuse aux bottes miteuses lui permet d’appréhender non pas le monde clos qui l’entoure, condamné par le désert, mais ses propres troubles. Tout comme Demande à la poussière emprunte à la vie de John Fante, les nouvelles d’Arturo Bandini sont imprégnées de son apprentissage, de l’élaboration d’un personnage fantasque qu’il incarne et transpose dans ses écrits qui ne racontent finalement rien d’autre que la douleur de sa propre existence. Davantage qu’une matière pour nourrir son imaginaire, l’exaltation amoureuse influe sur son obsession créatrice au travers de ses frustrations et de ses bouffées d’orgueils.
Ce qui me touche avant tout chez Fante, c’est sa manière d’aborder le geste de création comme impulsion existentielle, aiguillée à la fois par des impératifs purement matérialistes, allant de la survie alimentaire pure et simple aux rêves de grandeurs, et par une quête éperdue de reconnaissance, un besoin insatiable de prouver son talent malgré la fragilité d’une conviction prête à dégringoler à la moindre contrariété. Et pour atteindre le statut de créateur, pour inscrire sa vocation dans une société dont il se sent rejeté, il doit dépasser un stade, celui de l’enfance à laquelle il rattache ses racines honteuses de paysans rital. L’identité et l’accomplissement, les deux préoccupations d’un jeune homme confronté au rêve américain qui file entre ses doigts au fur et à mesure que l’argent est dilapidé par sa fierté.
On est partagé entre fascination et répulsion devant ce personnage instable pressé de grandir, avant d’être gagné par son immense générosité qui étouffe sa méchanceté puérile. Les sentiments chez Bandini ne se manifestent que dans l’excès. C’est sans doute dans cette propension à contrebalancer l’exubérance née d’un regard, d’un mot, par l’apathie de l’échec et la certitude de sa propre insignifiance, que se forge une empathie profonde pour ce personnage tourmenté par sa foi. Une foi qui se rappelle à lui dans des instants de déshérences morales où les valeurs qui sommeillaient se réveillent brutalement, lui faisant prendre conscience de sa turpitude. Dans une scène clef magnifique d’une grande intensité spirituelle, alors que le monde tremble et vacille, c’est son héritage, ses valeurs soudain retrouvées qui vont rétablir l’horizon. Et dans l’effondrement du monde, il trouve les limites où établir sa légende, le rital devenu américain, l’enfant devenu écrivain.

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23 juillet 2010

Il m’a fallu un peu de temps pour prendre la mesure de l’ampleur tragique que recèle ce livre, tant l’émotion est jalousement, précieusement retenue, nourrie et gonflée au fil des pages, dans les silences au dessus d’une table, dans les conversations entre amis, évoquant avec une froide lucidité les passions éteintes et la douleur de la perte, pour déferler enfin dans une fin déchirante.

Je ne m’étais pas rendu compte avant les toutes dernières pages à quel point je m’étais attaché à ces personnages, à leur franchise désespérée, préférant avouer leur échec, le délitement d’une communauté de vie toute entière tournée vers leurs filles, lorsque ses contours flous se profilent, plutôt que d’attendre une cassure irréparable. Ce sont des personnages qui se laissent emporter par un fleuve, attrapant dans un coude une âme sur laquelle reporter leur amour, et puis ils lâchent prise, masquant vainement leur désarrois face à la vieillesse, leur peur de la solitude, perdus dans leur quête presque égoïste d’un bonheur détaché de toute dépendance, une liberté illusoire qu’ils ne font qu’entrevoir dans des instants volés au temps.

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23 juillet 2010

Premier et unique numéro de la collection Policier/Rivages, finalement réédité en Rivages/Noir. A juste titre puisque l’enquête reste ici au second plan.

Dave Brandstetter (que l’on retrouve dans une série de romans, dont Par qui la mort arrive) travaille pour une compagnie d’assurance qui le dépêche pour enquêter sur les morts suspectes, afin d’éviter d’avoir à verser les primes aux victimes. Il se trouve donc souvent en prise avec ses scrupules qu’il doit faire taire, quitte à passer pour cruel, afin de faire éclater une vérité jamais très propre. Il s’acquitte de son sale boulot et endosse le rôle du mauvais payeur, ignorant la souffrance pour mieux soupeser les consciences, démêlant les files d’une intrigue embrouillée où chacun à une bonne raison de lui mentir, pour mettre à nu un écheveau de société gangrenée par le mensonge. L’enquête est l’occasion pour Brandstetter de toucher la réalité sordide du monde, de se confronter à la société pour en découvrir les mécanismes. L’enquête est une porte donnant sur un univers très ouvert qui ne commence ni ne s’arrête avec elle, le meurtre n’est qu’un épisode parmi d’autres, un non événement faisant partie intégrante du fonctionnement de la société. C’est en cela que les romans de Hansen s’apparentent davantage au roman noir qu’au roman policier, dans leur abandon du personnage au cadre où ils se débattent, pour s’y incruster sans jamais en sortir. La particularité des romans de Joseph Hansen est de mettre en scène un héros ouvertement homosexuel, assez peu présent dans ce genre, pour le suivre au delà de l’enquête, dans sa vie amoureuse. Hansen inscrit l’homosexualité dans son récit comme une donnée récurrente, permettant de rejoindre facilement le crime passionnel, les protagonistes étant bien souvent gays. Et si l’homophobie n’est pas toujours un mobile, elle reste souvent une piste envisagée, comme un reflet persistant des dérives de la société.

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23 juillet 2010

Recueil de textes comprenant le court roman : Les dimanches de Jean Dézert

Les Dimanches de Jean Dézert partagent avec Vivre de Kurosawa, outre la similitude de leur personnages, deux fonctionnaires résignés qui refusent de manquer un jour de travail (même pour mourir), le même abandon face au quotidien, la même foi dans son insignifiance, dans la routine et ses aléas minuscules, et sur le seuil de la défaite, l’impossible oubli que l’on recherche au fond d’une bouteille ou dans la compagnie d’inconnus.

Mais là où la fracture, provoquée par la maladie chez le cinéaste, vient dévoiler le gouffre d’une vie que le héros s’empresse alors de combler, chez Jean de la Ville, si c’est l’amour, ou quelque chose qui lui ressemble, une sorte d’imprévu charmant qui provoque la rupture avec le quotidien, celui-ci imprègne tant le personnage qu’on ne peut les dissocier. Les dimanches commence par une définition, celle de Jean Dézert, un nom, un mot, un désert, une vie, vide. Même la mort est impuissante à le vider de sa substance, il appartient au néant, à la foule, anonyme. L’amour n’est qu’une tendre farce - le premier regard est le dernier - un incident capable de faire dévier la trajectoire la plus rectiligne, et pourtant si dérisoire lorsqu’on ne s’y jette que pour quitter une solitude qui ne pèse rien.