Quand j'ai commencé à broder les haricots avaient encore des fils
EAN13
9782259280556
Éditeur
Plon
Date de publication
Langue
français
Fiches UNIMARC
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Quand j'ai commencé à broder les haricots avaient encore des fils

Plon

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S'il existe autant de spécialités journalistiques que d'activités humaines, je
ne distingue que deux catégories de confrères : ceux qui recueillent l'opinion
d'interlocuteurs qu'ils estiment plus qualifiés qu'eux et ceux auxquels on
offre le grand luxe de ne donner que leur avis et lui seul. Après de rapides
débuts chez les premiers, j'ai rejoint depuis plus d'un demi-siècle les
seconds. Lorsque j'ai commencé à broder sur l'actualité, les haricots verts
avaient encore des fils ; les plateformes ne se situaient qu'à l'arrière des
autobus et pas sur internet ; les gens qui monologuaient dans la rue
ignoraient le téléphone portable. La chronique a été mon bâton de maréchal.
Elle m'a évité les déplacements et les démentis sans m'empêcher toujours de me
tromper sur l'interprétation des événements et le caractère des hommes.
De 1987 à 2019, j'ai donc tenté, alors que je n'ai jamais touché un ballon
rond de ma vie, de rebondir chaque semaine dans la tribune privilégiée que
m'offrait Le Figaro Magazine. J'ai surfé – sans plus d'expérience sportive –
sur les chambardements politiques, sur les phénomènes de société, sur les
vrais talents et sur les fausses gloires. A aucun moment, je n'ai manqué de
matière première. Souvent, le choix était délicat entre tourner en ridicule
les gouvernants et sublimer le dérisoire. Je me suis efforcé d'accorder la
priorité aux contemporains les plus imaginatifs ou les moins futés en
ratissant très large dans les univers des affaires et de la culture. Parfois,
ma réaction était prémonitoire. Autrement, elle n'avait d'autre effet que de
provoquer un sourire jusqu'à ce que le vaudeville tourne au drame ou qu'un
scandale chasse l'autre. Car je me suis surtout délecté des orateurs peu doués
pour la parole, des politiciens sans foi ni loi, des réformes avortées et des
projets abandonnés en rase campagne électorale. J'assume mes contradictions :
j'ai dénoncé l'argent-qui-ruine-tout mais j'ai refusé le bénévolat ; je me
suis moqué des VIP affamés de notoriété mais j'ai offert un verre à mon
entourage le jour où mon nom est apparu au-dessus de mon article plutôt qu'en-
dessous ; j'ai daubé sur les frimeurs mais j'ai arrêté des bolides qui
ressemblaient aux leurs devant les hôtels où je savais les retrouver ; j'ai
osé écrire "Que notre République serait triste sans les rois d'à côté !" alors
que je suis l'archétype du franco-français franchouillard.
Au total, des centaines de chroniques dont j'ai sélectionné la quintessence et
qui doivent à l'attention des lecteurs et au courrier qu'ils m'ont adressé
autant qu'à mon inspiration. Sans ces complices indulgents et fidèles, je me
serais trouvé dans l'impuissante position des champions de pelote basque
dépourvus de fronton. Le bon Dieu qui veille sur le parcours des tâcherons
agnostiques m'a permis de jouer les prolongations et la possibilité de
transformer l'écume des semaines en morceaux choisis. Un grand merci.

Philippe Bouvard
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